La Peur

Je suis pétrifiée par mon chagrin. Je suis pétrifiée par l’idée qu’avec chaque nouvelle personne que je rencontre, c’est une personne de plus qui n’avait jamais connu la personne qui existait avant. Je suis pétrifiée par l’idée qu’il y a eu un avant et un après, et que parfois, ils semblent totalement discontinus - deux entités distinctes, avec deux vies distinctes et des expériences totalement distinctes aussi. Je suis pétrifiée à l’idée que les gens demandent ce qui mon père fait dans la vie, où il habite, ou comment il va, parce que 99% du temps, ma réponse ne provoque rien d’autre que le silence et la gêne. Je suis pétrifiée par la culpabilité qui en découle, le sentiment d’avoir poussé quelqu’un d’autre à se sentir mal à l’aise, simplement en exprimant mes propres circonstances, mes propres expériences. C’est ce sentiment de changement irrévocable, totalement hors de contrôle. Le sentiment que je ne pourrais jamais décrire la personne qui j’ai été avant.

Je suis pétrifiée à l’idée de négocier ces conversations, de manoeuvrer à travers le malaise et les condoléances, le regret et l’inconfort, les sentiments qui sont presents pour les deux parties. Je suis pétrifiée par le courage qu’il faut, non seulement à moi mais aussi aux personnes qui m’entourent et qui doivent décider si elles ont le droit de poser des questions sur mon père, sur mes souvenirs de lui et sur mon expérience du deuil. Je suis pétrifiée à l’idée que cette réticence devienne circulaire, et que moins nous discutons le deuil, plus nous sommes mal à l’aise, et la réticence ne fait que s’envenimer. Il faut de l’énergie, du courage, et de la prudence pour aborder ces sujets, mais ne confondons pas la peur de quelque chose avec sa difficulté. Car une fois qu’on a fait le premier pas, qu’on a mentionné le nom de cette personne ou qu’on m’a demandé comment je me sentais, on a fait le plus gros du travail. On a créé l’opportunité de discuter la mort, du chagrin et de la vie qui vient après, sans faire porter le fardeau à quelqu’un qui est déjà submergé par la culpabilité, la peur et la perte. Ne sois pas terrifié à l’idée de ‘rappeler’ à quelqu’un a leur perte car il ne l’a certainement pas oublié.

Je suis pétrifiée à l’idée qu’il n’est pas intéressant de parler de mon père - que personne ne veuille vraiment savoir quelle était sa blague préférée, ou ce que nous mangions pour le dîner chaque vendredi, ou les façons uniques et merveilleuses dont il nous réconfortait quand on était désespérés. Je suis pétrifiée à l’idée qu’au fond, nous ne parlions pas du deuil parce nous ne nous soucions pas de ceux qui n’y sont plus, ceux que nous n’avons jamais rencontrés. Je suis pétrifiée à l’idée que, pour le reste de la vie, je serai seule dans cette situation: je ne veux pas en parler avec ma soeur, ma mère ou les amis de notre père on leur rappelant son existence et en provoquant leur tristesse au cours d’une journée qui aurait pu être ‘bonne’. Je suis pétrifiée à l’idée de faire partie du problème - non pas en termes de gêne, mais en termes de refus de rappeler aux gens la perte avec laquelle nous vivons. Je suis également pétrifiée à l’idée que nous ne vivions pas le même deuil et que, bien que nous soyons unis dans l’expérience de vivre avec cette perter, nous soyons isolés l'es uns des autres en termes de deuil. Parce que nous ne faisons pas seulement le deuil d’un père, d’un ami ou d’un partenaire - nous faisons le deuil des relations uniques et merveilleuses que nous avions avec lui en tant q'u’individus. Nous pleurons les surnoms, les blagues et les sentiments, les personnes que nous étions lorsque nous étions avec lui. Je suis pétrifiée à l’idée que nous soyons encore plus seuls que nous le pensions.

Mais je pense que nos proches méritent mieux que la peur et la terreur. Ils méritent mieux que l’hésitation, l’anxiété, l’inconfort. Ils méritent des moments d’indulgence, où l’on rit, où l’on pleure, où l’on célèbre la laideur de la perte d’une personne si belle. Ils méritent qu’on se souvienne d’eux, qu’on en parle, qu’on les regrette, et ils valent bien le courage et l’énergie qu’il en faut.

Alors ne soyons pas pétrifiés. Ne confondons pas difficile et impossible, inconfortable et tabou. Parlons de perte, d’amour, de mort et de la vie qui vient après. Brisons la chaîne et soyons courageux - car c’est le moins que nos proches méritent.

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